Le singe joyeux dans la tapisserie - Simon Brousseau

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JiDé
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Le singe joyeux dans la tapisserie - Simon Brousseau

Message par JiDé » mar. 16 juin 2020 09:35

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Radio-Canada
Publié le 14 septembre 2015
Simon Brousseau


Le singe joyeux dans la tapisserie

Il n'y a pas longtemps, dans un café bondé de jeunes vaguement bohèmes, d'étudiants déglingués et de végétariens possiblement anarchistes, je tenais un livre en regardant distraitement autour de moi et je me suis demandé, peut-être à cause de la joie diffuse qui régnait, quelle était la personne la plus heureuse que j'ai connue, et chaque fois qu'un visage prenait forme dans l'espace flou de ma mémoire, celui d'une copine du secondaire perdue de vue il y a déjà dix ans ou celui, aux contours plus précis, d'un ami parti trouver l'aventure au Chili, je me disais que ce n'était pas tout à fait ça et j'ai dû admettre, un peu malgré moi, que je n'avais pas connu une seule personne dont je pouvais dire avec certitude qu'elle était absolument satisfaite de son sort.

Le regard dans le tourbillon du café de la tasse blanche, puis dans le reflet du soleil aveuglant sur le dos de ma cuillère, je constatais que ces amis souriants, enthousiastes et toujours prévenants avaient en commun une sorte de tristesse sourde, le chagrin ligoté de ceux qui s'interdisent d'être tristes, par pudeur et par égard pour ceux qui le sont vraiment. J'ai pensé que c'était peut-être un artifice qui rend le bonheur possible, un choix constamment renouvelé, une forme d'autosuggestion entêtée où on refuse de se laisser emporter par la tristesse du monde, cette ombre morte, puis j'ai chassé cette idée en agitant la main au-dessus de ma tête, comme si c'était une mouche.

J'étais dans la lune et je regardais sans vraiment le voir le motif de la tapisserie défraîchie sur le mur qui me faisait face – un singe sur un tricycle tenant un bouquet de ballons rouges, répété à l'infini – puis j'ai remarqué que la dame derrière le comptoir, celle qui avait préparé mon café au lait, me lançait des regards curieux, à la dérobée, se demandant sûrement ce qui me préoccupait ainsi. Quand nos regards se sont croisés, même si ça n'a duré qu'une seconde, j'ai cru comprendre qu'elle avait perçu un peu de noirceur dans ma rêverie et qu'elle voulait m'apaiser en m'adressant un sourire bienveillant, sans arrière-pensée, un sourire qui voulait dire qu'elle partageait ma lassitude, ce sentiment indélébile qui lie secrètement ceux qui le connaissent, et en lui rendant mollement son sourire je me suis rappelé l'autre caissière rencontrée quelques minutes plus tôt, à la librairie où j'avais acheté ce livre de R. B. que je brandissais maintenant avec fierté sans même avoir commencé à le lire.

Après avoir cherché impatiemment dans cette librairie à trois étages le livre que je voulais et qui se trouvait tout en haut, tout au fond du magasin, j'ai pris place dans la file d'attente derrière la caisse et j'ai assisté, effrayé ou triste – je n'arrivais pas à me brancher –, au spectacle de la caissière qui accueillait chacun des clients avec des formules de politesse si énergiques qu'elles ne pouvaient signifier qu'une chose : elle était névrosée, prête à se fissurer et il me faudrait lui rendre sa gentillesse avec cette hypocrisie qui me fait horreur et dont je maîtrise pourtant les moindres nuances. Appréhendant le moment où je devrais m'avancer pour payer, j'ai aperçu dans le présentoir un livre d'Allen Carr censé aider à arrêter de fumer et j'ai décidé d'en prendre un exemplaire pour l'offrir à un ami que je devais voir plus tard cette semaine-là, un ami que je n'avais pas vu depuis longtemps et qui, dans mes souvenirs à tout le moins, avait toujours une cigarette au bec et un chat dans la gorge. Mon tour venu, j'ai acquiescé férocement à tout ce que la caissière me disait, et quand elle m'a félicité de cesser de fumer, j'ai dit oui, merci, vous êtes gentille, c'est dur, puis je suis sorti content, vraiment content de mes achats, de ma vie, de la façon dont je rendais leur sourire à ceux qui me souriaient.

Dehors, un sans-abri attendait que les clients sortent pour leur offrir d'acheter une revue écrite par d'autres sans-abri, une revue qu'on ne vendait pas à l'intérieur du magasin, mais qui contenait, répétait-il sans trop y croire, d'excellents articles, en plus d'aider à combattre l'itinérance. En sortant de ce pas joyeux qui me portait comme une vague, je l'ai aperçu, et en une seconde schizophrénique mon esprit s'est démultiplié en un faisceau de réflexions préconscientes; j'avais acheté plus d'une fois cette revue dans le passé, je ne l'avais jamais vraiment lue, mais c'était sans importance puisque l'enjeu était de soutenir ces gens et surtout, je n'avais pas à me sentir coupable, car j'avais fait ma part, contrairement sans doute à bien des clients qui passeraient après moi. Pour ne pas perdre la face devant cet homme ni avoir à m'arrêter pour lui parler, je l'ai remercié en poursuivant mon chemin, lui expliquant en haussant les épaules que j'avais acheté ce numéro la veille, un mensonge facile qui a paralysé mon visage dès que je lui ai tourné le dos, comme s'il m'avait tiré un trait de sarbacane dans le cou pour se venger de mon indifférence.

En me rendant au café, les mains et les pieds gelés et grimaçant toujours comme un bandit pris en flagrant délit, j'ai essayé de penser à autre chose. Pour ne pas trop angoisser, il me fallait penser à des banalités, ne pas ressasser inutilement mes bassesses, mais je n'y parvenais pas et bientôt la question s'est imposée à savoir jusqu'où on devait aller dans la bonté pour être une bonne personne. La gentillesse d'occasion, celle à laquelle je m'adonnais lorsque j'offrais un livre à un ami sur un coup de tête, était-ce suffisant? Était-elle autre chose qu'un moyen facile de flatter ma vanité tout en entretenant l'opinion favorable que cet ami avait de moi? Je ne voulais pas y croire et pourtant j'y croyais, et en entrant dans le brouhaha du café, au moment où mes lunettes s'embuaient, j'ai pensé que le sentiment de culpabilité qui m'envahissait était précieux, qu'il m'empêcherait un jour de sombrer, puis j'ai essuyé mes verres avec un bout de t-shirt et j'ai bien vu que tout ça était un mirage puisque déjà je ne sentais presque rien.

Je ruminais donc dans la chaleur écrasante de ce café tout ce qui m'interdit d'être serein, et en cherchant dans mes souvenirs des modèles dont je pourrais m'inspirer, j'ai finalement pensé à Sébastien, avec qui je m'étais lié d'amitié lors de la première année du bac et dont j'ai appris sur Internet qu'il s'était suicidé un peu avant Noël l'année dernière. Je me suis rappelé son anxiété, la façon dont il avait remis une page blanche, après l'avoir observée durant trois heures, incapable de défaire le nœud de sa pensée, lors d'un examen portant sur un auteur qu'il adorait pourtant et dont il parlait avec éloquence lorsqu'il était en dehors des murs de l'université. Je me suis souvenu comme il était de bonne compagnie et comme j'avais aimé boire et fumer avec lui, le soir après les cours, parfois même avant ceux-ci, et comme il m'avait été facile de ne pas l'appeler l'année suivante quand j'avais compris qu'il avait abandonné le programme. Il y avait maintenant une chanson de Bob Marley qui jouait, c'est sans doute ce qui m'avait fait penser à lui, et en fixant les mots sur la première page de ce livre que je n'arrivais décidément pas à commencer, j'ai tenté encore une fois d'imaginer sa dernière minute, la façon dont il l'avait vécue, ce à quoi il avait pensé, s'il avait été calme ou bien nerveux, puis je me suis buté à l'opacité de son geste puisque je ne savais pas comment il avait fait ça, seulement qu'on l'avait retrouvé « quelques jours plus tard ». J'étais incapable de concevoir la solitude de son corps sans vie, dans sa chambre, attendant patiemment qu'on prenne des nouvelles de lui. J'avais terminé mon café, le cerne au fond de la tasse me dévisageait, je me suis levé pour régler l'addition et j'ai laissé un pourboire extravagant à la dame. Sur l'ardoise près de la caisse, quelqu'un avait écrit :

Bonheur WiFi gratuit

Mot de passe :
Rien_de_grave

Ça m'a fait rire et j'ai pensé que c'était une belle idée dans laquelle on pouvait trouver réconfort quelques minutes, le temps de manger une pâtisserie, puis j'ai constaté que la mort, ironiquement, m'avait rendu Sébastien plus cher, que le détachement m'était interdit et qu'il me faudrait accepter bien des choses encore si je voulais – et je le voulais – trouver enfin ma place et me fondre avec les autres singes joyeux dans la tapisserie.

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aimé par: Zaphale
sur Image, avec tous mes Potos :jidé:
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